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Ce n’était pas un confessionnal, c’était un petit théâtre, et la représentation se prolongeait au-delà de toutes les limites de la décence et du supportable. Les tentures les encadraient, les mettaient en relief, attiraient l’attention sur eux. Pour quiconque était assis à bavarder, ou prenait des chocolats, allumait une cigarette, posait un verre, déplaçait un coussin, se mouchait, cherchait quelque chose dans sa pochette en lamé, il était impossible de ne pas jeter, de plus en plus souvent, un regard dans cette direction. Un crescendo de coups d’œil en coin, un festival de torsions de cous et de haussements de sourcils. Qu’avaient-ils donc à se dire, tous les deux ?

Je pris plusieurs décisions définitives.

Les ignorer complètement.

J’allai choisir à côté d’Ida une petite chaise dorée en faux bambou que je plaçai de manière à tourner le dos au couple, et je la relançai énergiquement dans une polémique que nous avions au sujet des derniers directeurs de la Biennale : tous des abrutis, selon elle ; quelques-uns passables, selon moi. Mais, après un vif échange de balles et un ou deux services qui amenèrent le score à 40 partout, j’abandonnai le camp.

Je décidai d’écouter sans faux scrupules ce qu’ils se disaient.

Entre la deuxième et la troisième fenêtre (la leur), à peu de distance du mur, il y avait un cercle de sièges qui semblaient prometteurs. J’allai, vagabonde et comme au hasard, à travers le salon, jusqu’au sofa désiré, je souris au vice-président du groupe éditorial qui me fit signe de m’asseoir à côté de lui ; je m’assis à demi sur l’accoudoir et tendis l’oreille.

Rien. Un murmure. Venant de lui, surtout. Une « musique de robinet » sans un aigu, sans une dissonance, sans un trille. Un chuchotement insaisissable, exaspérant, comme il arrive d’en entendre dans la chambre voisine, à l’hôtel (et le lendemain matin, on découvre qu’il s’agissait de deux hommes d’affaires albanais). Jamais je n’avais éprouvé tant de compréhension pour le tourment des sourds. Dans le silence absolu, peut-être serais-je parvenue à capter quelque chose, mais l’éditeur s’était mis à me faire la cour, il était en train de liquider, comme si elle était en solde, ma beauté supérieure pour en arriver (le point faible des femmes !) à ma supérieure intelligence.

Je décidai de les déranger.

Je répondais à voix très haute en soupirant, j’éclatais de rire, tantôt engageante, tantôt réservée, et réagissais à ses aimables propositions (au sujet de je ne sais quelle collection de livres d’art, d’une rubrique sur les antiquités dans une de ses revues) comme s’il me demandait les services attendus d’une courtisane du Cinquecento (Je verrais bien une chronique mensuelle des ventes les plus importantes. – Je suis une fille honnête, ne me faites pas rougir, mon très respectable monsieur !). Le pauvre, ses oreilles décollées d’un rose de plus en plus vif, n’y comprenait rien.

Un dialogue non seulement absurde, mais inutile, car lors des pauses j’entendais les deux autres continuer comme si de rien n’était.

Je décidai de les mettre mal à l’aise.

J’allai m’installer sur un divan adossé au mur opposé, sous l’Enlèvement d’Europe (Véronèse et élèves), et me mis à les fixer ouvertement, obstinément. Ils étaient toujours debout, de profil, et c’était toujours lui qui parlait. Elle était presque littéralement suspendue à ses lèvres, elle le dévorait de ses yeux levés vers lui, et de temps en temps disait quelque chose, objections ou questions, je ne savais. Elle baissait la tête, une ou deux fois joignit les mains, une fois lui toucha l’avant-bras. Très émue, intense. Mieux, extasiée. Lui faisait quelque chose que je ne l’avais jamais vu faire : par moments, il se balançait lentement d’avant en arrière, les mains dans les poches de sa veste, les pouces à l’extérieur. En tout cas, jamais un sourire. Et jamais ils ne se tournaient vers le salon, vers moi.

— Nous sommes à la Fenice, vint me souffler Raimondo à l’oreille. Le Duo de la Fenêtre.

— Ça te fait l’effet d’une scène de séduction ?

— Franchement non. Plutôt d’une scène chez un conseiller fiscal.

— Mais est-ce qu’on ne peut pas intervenir ? Après tout, c’est elle la maîtresse de maison, elle a des devoirs élémentaires envers ses invités, non ?

— Je sais, et d’ailleurs le Président est en train de s’énerver, il doit prendre un avion à sept heures demain matin, il voudrait aller se coucher.

Il parlait et parlait encore. Elle ouvrait de grands yeux, hochait la tête (intelligente, elle avait compris). Puis elle levait le menton et posait une question (sotte, elle n’avait pas compris). À un moment donné, elle mit une main sur sa bouche et écarquilla les yeux au point de faire craindre un évanouissement imminent. Elle devait avoir eu Dieu sait quelle révélation – selon elle – suprême.

Raimondo regarda autour de lui, prit sur une petite table un plat d’argent contenant une population clairsemée de chocolats.

— Non, merci.

— Mais ils ne sont pas pour toi, répondit Raimondo en me clignant de l’œil. J’envoie Nava en mission. Il se chargera de faire tomber le rideau.

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